Interview de 2003

Titre : Fédératrice Française de Femmes

Brigitte Cassigneul, 58 ans, traductrice, « auteure » d’un guide présentant des femmes actives exemplaires et modernes. 

L’actualité nous rattrape, et on s’étonnerait presque de la croiser dans un café parisien plutôt que dans une centrale électrique de la proche banlieue de Bagdad. « J’ai fortement songé à être bouclier humain » confesse t-elle. Mais les amies, la famille, et son combat qui vise « à rendre la société plus humaine pour les femmes » sont trop précieux. Brigitte Cassigneul s’accoude sans ménagement sur la table, veut bien jouer le jeu du portrait mais y prescrit ses règles. Cela fait 10 ans qu’elle participe activement à la journée de la Femme. Cette année, sur le parvis de l’Hôtel de Ville, elle a présenté la dernière édition de son Guide au féminin des femmes interactives. En 20 ans, cette apologie de la femme active est devenue un ouvrage de référence dans le monde féminin. Un moyen parmi d’autres « pour que les jeunes filles aient des modèles de réussites professionnelles, malheureusement trop peu relayés par les media. » Une façon aussi de montrer aux jeunes que la condition féminine n’est pas toujours handicapante. 

Brigitte Cassigneul, une superwoman ? Dans le privé, on l’imagine mama miroton, mais c’est l’image de la femme active qu’elle veut donner. Son physique de matrone, ou plutôt de patronne des patronnes, préjuge d’un caractère en acier trempé. Elle se définit comme une bourgeoise catholique de province, large d’esprit et atypique. On la croit : démarche rigide, cheveux blonds coupés courts, pantalon noir, grosse broche en forme de cœur épinglée sur sa veste rose Bachelot. Ajoutez à cela un bagout de communicante, une détermination à faire peur et une estime de soi avérée. « Elle sait se vendre mais aussi passer au second plan quand c’est nécessaire », tempère une proche. Son énergie ne vient pas uniquement du jus d’orange matinal, mais peut-être aussi d’une rage de vivre pleinement sa féminité. Cela vient de loin. « Mon père a dit en plaisantant à moitié, alors que ma mère était enceinte de moi, que si c’était une fille, il fallait la noyer ! » Elle est bien là, dans la lignée des Super-Mamans castratrices, pas encore Super-Mamies. « Mon fils s’en est plutôt bien sorti, soutient-elle. A 11 ans, il avait déjà pleinement intégré mon argumentaire ! » Ce qui lui fait dire que la génération des hommes de moins de 30 ans est sauvée. 

Elle a un avis sur tout : Prostituées, femmes esclaves, images pornographiques dans la publicité, mariage des prêtres, Bétancourt, service militaire. Les mots, les formules fusent. La machine est rôdée. On craint des discours féministes régurgités. Elle martèle : « je suis féminine plutôt que féministe.» Ce jour, l’attention des medias se porte sur les filles de banlieue. « Ce sont des sœurs d’armes.» Elle les soutient pleinement, mais reconnaît n’avoir aucune légitimité à défiler avec elles. « Ce mouvement leur appartient, c’est une éthique à avoir de ne pas le récupérer. » Elle a quand même envoyé un exemplaire de son guide à la sœur de Sohane. On apprend par une proche que c’est elle qui avait tout mis en oeuvre pour aider une jeune fille d’origine maghrébine, titulaire d’un DESS de mathématiques, à la recherche d’un travail et d’un logement pour fuir l’emprise de son milieu familial. Brigitte Cassigneul projette actuellement de mobiliser un fonds social européen pour former des jeunes filles des quartiers à la bureautique. Drôle d’échappatoire ! Pression sociale, misère, islam.  « Toutes les religions sont empreintes de domination masculine » déplore t-elle. En catholique marginale, elle s’insurge qu’il n’y ait pas même de parité dans le baptême. Et Dieu emmerda la femme… 

Mais, comment devient-on hypersensible à la condition des femmes ? Une longue histoire. C’était, pour Brigitte Cassigneul, le temps des vacances à Cabourg et des cousins espiègles qui dictaient leurs lois aux filles. Monter sur un vélo était un privilège accordé seulement aux garçons. Brigitte n’a que 11 ans, et apprend l’injustice sexuée. Son adolescence, partagée entre Champigny et la pension dans le Calvados jusqu’à l’âge de 16 ans, elle l’a vécue en tête d’affiche. Toujours « cheffe » de groupe, ou élue responsable de classe. S’imposer à ses petits camarades était vital, car dans son cadre familial la place des femmes est au foyer. Un père autoritaire, bourreau de travail, qui a commencé par ce que l’on appelle le bas de l’échelle sociale. De maçon, il deviendra PDG d’une boite de transit. Une mère au foyer classique, sans plus de commentaire. Sans compter la charge supplémentaire d’être l’aînée de quatre. Deux sœurs et un frère. Elles, n’y ont pas réchappé : « Une de mes soeurs est quasiment catholique intégriste et l’autre ne travaille pas. »Des signes de domination masculine qui ne trompent pas pour Brigitte Cassigneul.

Brigitte était douée en maths, mais elle a choisi langues étrangères. C’était le seul moyen de fuir le carcan familial. « Après ma licence d’anglais, j’ai demandé à partir à Londres en prétextant vouloir y améliorer mon accent. » Neuf mois de petits boulots, la routine pour cette débrouillarde. Retour à Paris, année 68. On l’imagine aux cotés de Cohn Bendit, apprentie Baba cool, dans des combats d’avant-garde. Tout faux. « J’ai toujours été non conformiste mais jamais anti-conformiste» précise Brigitte Cassigneul. Pourtant, le 22 mars 1968, elle a cours à Nanterre. Lieu et date des prémices du mouvement.  « J’étais sortie de l’amphithéâtre à 15 heures, puis je suis rentrée chez moi. J’en avais marre des étudiants qui ne voulaient pas travailler. » Son père reste aujourd’hui persuadé qu’elle a participé au mouvement, malgré les nombreux démentis. De la panoplie de la soixante huitarde rebelle, elle n’aura eu finalement que les parents rigides et conformistes. 

Le grand choc, la prise de conscience d’une lutte à mener se fera en Espagne. Nous sommes dans les années 70, et sous le régime de Franco tout n’est pas permis, surtout de sortir non accompagnée. Elle se souvient encore du regard obséquieux des garçons de café quand elle était seule en terrasse. La charge familiale n’est que peccadille à côté de la pression sociale qu’elle a vécue là bas. « Mais, finalement, je faisais ce que je voulais » s’amuse Brigitte Cassigneul. Restée 2 ans à Madrid, où elle a enseigné l’anglais au personnel d’Iberia, puis 2 ans en Galice. L’Espagne, c’est la rencontre du père de son fils unique Vladimir, mais aussi celle d’une femme de l’Alliance Française, et avec elle, les premières réunions tuperware et dîners de copine. Chacune amène son gâteau fait maison, et surtout des idées pour refaire ce monde trop machiste. De retour en France, elle enseigne à l’université de Caen à partir de 1976. Deux ans auparavant, il y avait eu l’arrivée de Françoise Giroud au secrétariat d’Etat à la condition féminine. A cette époque, on devenait majeure à 21 ans, et l’avortement restait un crime. Les combats féministes étaient ardents mais pas encore relayés dans les sphères du pouvoir. Aujourd’hui encore, la représentation des femmes en politique reste un problème. « Quand on voit que le parti socialiste à l’origine de la loi sur la parité préfère payer une amende plutôt que de la respecter, on désespère. » Elle compte sur son engagement politique tout frais à Puteaux pour faire bouger les choses. Des quotas ? « On est toutes d’accord sur le but, la parité, mais pas forcément sur les moyens. » 

Par goût de l’information, le moyen qu’elle choisit alors c’est l’Annuaire au féminin. C’est-à-dire la création d’un media indépendant sur les femmes. L’aventure commence par ce qu’elle dit être une révélation. Nous sommes le 23 janvier 1983, un samedi après midi, à l’Agence Femmes Informations (AFI), une agence de presse spécialisée pour les femmes. En attendant le début de la réunion, Brigitte Cassigneul commence à parler avec sa voisine de droite, grande, mince en tailleur pantalon et pull rouge. Celle-ci sort de sa poche un petit livre bleu édité au Québec : Le Bottin des Femmes Professionnelles et Commerçantes. Elle, c’était Danielle Décuré, première femme pilote de ligne à Air France. Le concept lui plait d’emblée. La pilote lui fait comprendre qu’elle n’a pas le temps de s’en occuper, mais qu’elle peut investir un peu d’argent pour aider au démarrage. Brigitte enthousiaste : « Je n’ai pas d’argent pour amorcer mais j’ai du temps, je crois au concept et je commence maintenant.» Tout s’enchaîne. Pernod sponsorise le lancement le 28 février 1985, et de nombreux articles paraissent dans la presse. Brigitte est débordée. Interview en direct par Jacques Pradel sur France Inter, elle donne son numéro de téléphone à l’antenne : plus de 1000 femmes laissent leurs coordonnées. Finies les vacances et le superflu pendant plusieurs années, place aux soirs et week-end de travail acharné. « Pendant la journée j’avais d’autres activités qui me permettaient de m’auto-sponsoriser » explique t-elle. 

Aujourd’hui, elle est fière de ce qu’elle a réalisé. « Elle a le don de rassembler, et de faire rencontrer des personnes qui peuvent s’apporter mutuellement » confie une proche. Pourtant, dans ce milieu de crêpes chignons, certaines lui reprochent de faire de l’argent sur le dos des femmes. « C’est qu’elles ne me connaissent pas ou mal », rétorque Brigitte Cassigneul. L’argent ? Pas essentiel. Elle le voit plutôt comme la rançon de son activité. « Brigitte est une utopiste de la solidarité, une femme de cœur » ajoute son amie coach. Et pas un cœur d’artichaut. Sans s’étendre sur les ratés de sa vie amoureuse, elle ne fait pas mystère que pour elle « la paire de chaussettes sales au milieu du séjour s’accommode mal de l’amour passion. » Mais si elle continue son combat, avec l’organisation en juin de l’Université d’été des femmes en Albanie, c’est aussi grâce à celui qui est devenu son mari depuis 2 ans. « Il travaille dans l’édition, et m’a été d’un précieux secours dans ma tâche. Il est très humaniste lui aussi !» A tel point qu’il lui prépare tous les matins le petit déjeuner. Ce qui lui laisse un peu de temps pour lire des romans policiers ou des biographies. De quoi se plonger dans la vie de Simone de Beauvoir ou de la romancière Cecily Isabel Fairfield, alias Rebecca West, qui avait lancé : « Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c’est qu’on me traite de féministe chaque fois que mon comportement ne permet pas de me confondre avec un paillasson.» 

Portrait Brigitte Cassigneul en 7 dates

  • 15 octobre 1944 Naissance à Marseille
  • Eté 1955 Vacances à Cabourg
  • 1973 Naissance de son fils Vladimir
  • 23 janvier 1983 Idée de l’Annuaire au féminin
  • 2001 Mariage
  • Novembre 2002 Sixième édition du Guide au féminin des femmes interactives
  • 8 mars 2003 Participe à la journée de la Femme (Paris, Place de l’Hotel de Ville)
Vincent Nouyrigat (10,000 signes)